ÊTRE  FRANC-MAÇON (EXTRAIT)


Selon le Livre des Constitutions, qu’entreprit de rédiger à Londres, en 1721, un certain pasteur écossais répon­dant au nom de James Anderson, les origines de la Franc-Maçonnerie ont pris des allures de légende. 


On y lit, en effet, qu’« Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’Univers, dut avoir les Sciences libé­rales, particulièrement la Géométrie, écri­tes sur son cœur ; car même depuis la Chute, nous en trouvons les prin­cipes dans le cœur de ses descendants, lesquels principes, dans le cours des temps, ont été rassemblés en une méthode com­mode de pro­positions. »


Anderson n’était pas un affabulateur, mais l’un des pre­miers dignitaires de la jeune Grande Loge de Londres, cons­ti­tuée en 1717 à l’initiative de quatre loges maçonniques lo­ca­les. Ses sources : les Old Charges – les Anciens De­voirs –, des documents an­ciens hérités de confréries anglaises de ma­çons et de tail­leurs de pierre – malen­contreusement dé­truits, pour beaucoup, au terme de la rédaction de son ouvrage.


Toujours selon Anderson, lorsqu’ils s’enfuirent d’É­gypte, « les israélites formaient un royaume de maçons, bien ins­truits, sous la con­duite de leur grand maître Moïse ; qui les rangea souvent en Loge générale et régu­lière… »


En se référant aux débuts de l’espèce humaine, James An­derson pouvait, à son époque, paraître parfaitement crédible. Mêler Adam, Noé, Abraham, Moïse, Salomon et autres per­sonnages bibliques à l’histoire de la Franche Maçon­nerie pa­raissait alors logique et vraisemblable. 

Si l’on s’en rapporte, d’ailleurs, à un document datant de 1410 (dit : The Mat­thew Cooke Ma­nuscript), « il y eut autre­fois un noble roi de France qui s’appelait Carolus secundus, c’est-à-dire Charles II. Ce mê­me roi Charles fut maçon avant d’être roi. 


« Après être de­venu roi, il accorda affection et pro­tection aux maçons et leur don­na des ins­tructions et coutumes de son invention, qui sont en­core en usage en France. »


Quelque six siècles après la rédaction du Manuscrit  Cooke, trois siècles après la publication du Livre des Cons­titutions, on se doit de reconnaître que les origines de la Franc-Maçonnerie de­meurent toujours obscures aux his­toriens les plus perspicaces. 


On peut dire, cependant, que celle-ci découle autant des « mystères » grecs que des « collèges » d’artisans de la Rome antique ; des commanderies templières de Palestine aussi bien que des confréries de maçons et de tailleurs de pierre médiévales.


De tout temps, il a existé des groupes d’hommes, à la recherche des fondements de la vie, de la mort et de la raison, mettant en commun leur savoir, mais le gardant hors d’at­teinte des foules incultes. 


De tout temps, encore, se sont constitués des groupes d’individus désireux de partager leur expérience professionnelle ainsi que les secrets du métier.


Mythe & légende

Essayons de remonter aux sources de la Maçonnerie, en toute simplicité, sans toutefois prétendre parvenir à cerner de façon globale la vérité. Si l’on garde à l’esprit ses carac­téristiques ésotériques actuelles, ainsi que ses antécédents « opératifs », on ne peut écarter ses origines mythiques et de pensée. 


L’histoire antique nous a laissé de nombreux témoi­gnages sur ce qu’étaient les cercles philosophiques seulement ouverts à quelques initiés, soigneusement choisis par le maî­tre, ou sur ces « mystères » qui n’étaient révélés qu’à ­certains élus.


Rappelons l’existence, quelque six siècles avant l’ère ­chré­­tienne, d’une communauté religieuse et politique, conçue par Pytha­gore (né c. -570) – au sein de laquelle des disciples tenus au secret s’adonnaient à l’étude de la doctrine mystique des nom­bres en tant que fondements de l’univers. 


Signalons, un siècle plus tard, les activités de l’Académie de Pla­ton (né c. -428), première école de philosophie recensée  – où des maî­tres spé­cialisés formaient des hommes politiques capables d’administrer la cité dans le respect de la raison et de la jus­tice. 


Citons, pour mémoire, le Jardin ­d’Épicure (né c. -341), ouvert à Athènes aux fins de libérer l’homme des craintes humaines et de le conduire sur la voie de la sagesse.


Cité de la Grèce antique, Éleusis fut longtemps renommée pour ses mystères, célébrés annuellement à l’occasion des fêtes de Dé­méter, déesse de la Terre et de l’Agriculture. 


Les initiés, d’abord admis dans un collège de mystes, réuni à l’occasion des petits mystères de mars, devaient at­tendre les grands mystères de septembre, au terme d’une procession menant d’Athènes à Éleusis, pour être introduits dans le sanctuaire du temple ; il leur était alors permis de contempler des symboles dont la vue n’aurait pu être supportée par des profanes. La divulgation des secrets d’Éleusis était passible des mê­mes peines que la haute trahison, c’est-à-dire de la mort.


Des siècles plus tard, prospéra sur les territoires de l’empire romain le culte de Mithra, dont certaines règles méritent singulièrement de retenir notre attention, de lecteur profane ou de franc-maçon. 


Pour être adepte de Mithra, il fallait ré­pondre aux exigences de ses prêtres et subir les épreuves de l’initiation ; nu, les yeux bandés, le néophyte mourait sym­boliquement pour connaître la renaissance de l’initié. 


Comme dans la Maçonnerie moderne, l’adepte de Mithra se devait de gravir plusieurs degrés lui permettant, chacun, de parfaire sa connaissance et d’approfondir sa spiritualité.

Les collegia romains, qui apparurent au huitième siècle avant Jésus-Christ, abondèrent dans la Rome antique ainsi que dans les pays conquis. Il en exista à Nice, à Nîmes, à Lyon, voire à Lutèce. Il s’agissait de collèges d’artisans et de constructeurs – mêlant l’exercice du métier au culte des divinités –, étroitement associés à la vie militaire ou municipale.


Selon la tradition

La Franc-Maçonnerie actuelle n’a pas Éleusis pour lieu de naissance ; elle ne descend pas des Collegia romains ; ses temples ne peuvent en aucune façon être comparés à ceux de Mithra. Mais elle en est de toute évidence héritière ; dans son essence, son organisation, ses principes et, dans une certaine mesure, sa raison d’être.

 

Si l’on voulait résumer la tradition maçonnique telle qu’elle prévalait au XVIIIe siècle, il nous faudrait admettre qu’A­dam, Noé, Abraham et Moïse ont été les premiers francs-maçonso; 

– que Salomon occupa la première chaire de grand maître ; 


– que les israélites introduisirent l’Art Royal en Gaule où celui-ci fut placé sous la protection de Charles Martel et de Charlemagne, son fils ; 


– que du royaume de France, les francs-maçons gagnèrent l’Angleterre où le roi Athelstan (895-940) les protégea et où son fils, Edwin, les réunit pour la première fois – à York – en « grande loge », d’où la Ma­çonnerie put ensuite rayonner sur le monde entier.


Notre raccourci mêle la légende, le mythe mais teinte ceux-ci d’une touche de véracité. Il conforte l’idée com­mu­nément admise selon laquelle la Franc-Maçonnerie a toujours existé dans le cœur des hommes. 


Il fallait, au siècle des Lumières, trouver une assise princière, sinon royale à la « Confrérie des maçons » ; on l’établit en la faisant chrétienne, sans ignorer qu’elle était à même d’être rattachée au paganisme antérieur. Salomon construisit le temple qu’avait prévu d’édifier le roi David ; c’est un fait histori­que. 


Les deux Charles vécurent en un temps où furent édifiées de nombreuses églises et basili­ques de l’art romano; c’est un fait reconnu. À l’époque mé­diévale, les échanges commerciaux et professionnels en Europe continentale ou insulaire se multi­plièrent ; nul ne peut en douter. 


En An­gleterre et dans le royaume d’Écosse de­vaient s’épanouir, enfin, des loges opératives, transformées plus tard en loges spéculatives, dont des traces et des documents sont de­meurés intacts jusqu’à nos jours. 


Symboliquement s’entend, la Franc-Maçonnerie d’au­jour­d’hui, remonte bien à Adam, du moins à l’homme qui, le premier, se demanda pourquoi il se trouvait, vivant, parmi d’autres hommes, et comment il lui fallait agir pour trouver une signification à sa vie.


À l’ombre de la cathédrale

Il n’existe, à notre connaissance, aucun document écrit pour en décrire l’aménagement ni en définir l’usage ; mais on peut, par la consultation d’anciennes gravures, en dé­ter­miner l’existence. À l’ombre de la cathédrale en construction, celle notamment de Paris, se dresse une vaste cabane, vraisemblablement affectée à la garde des outils, à la préservation des plans, au rassemblement et à la formation des ouvriers. 


Par ouvriers, nous voulons parler des ouvriers « spé­cia­lisés », venus sur le chantier d’autres horizons pour tracer les plans et veiller à la bonne conduite des travaux. Ils sont maçons ou tailleurs de pierre, mais leurs connaissances professionnelles et spirituelles s’étendent bien au-delà du seul usage du ciseau et de la truelle – ce qui en fait logiquement des architectes, maîtres d’œuvre et surveil­lants, plutôt que de simples ma­nœuvres, d’ailleurs recrutés sur les lieux. 


Dans le cadre clos de la « loge », puisqu’il faut donner ce vocable au local, nos ouvriers règlent les problèmes courants, par­font leur pratique manuelle, approfondissent leurs con­nais­sances spirituelles, sacralisent leur art – car au temps des cathédrales, il ne saurait y avoir de vie sans travail, ni de travail sans gloire rendue à Dieu. 


Le maçon, le tailleur de pierre, le mortellier et autres ou­vriers de la construction sont tous des collaborateurs du Dieu de la Création.


Pour être à même de se rendre d’une ville à l’autre, d’un chantier achevé à un chantier à ouvrir, maçons et tailleurs de pierre sont libres de leurs mouvement et de leurs actes. Sur le lieu même de leur activité professionnelle, ils sont déchargés des contraintes émanant du seigneur, de la cité ou de l’autorité ecclésiastique : pas de guet, de corvée ou de taille quelconque pour ces adeptes du métier. 


À l’ombre de l’édifice qu’ils ont pour mission de cons­truire, ils sont dits « francs », et non « réglés » ou « jurés ». Pure hypothèse, ou réalité ? Qui peut dire… Il est établi que dans les collèges ro­mains, les artisans faisaient usage de ges­tes, de signes et d’attouchements pour dé­montrer leur appartenance. 


Il est prouvé encore que lors de la cons­truction des édifices médiévaux, les chevaliers du Tem­ple possédaient à Paris la plus importante de leurs commanderies : ils y garantissaient la pratique des « francs mestiers », alors qu’à quel­ques rues de distance les artisans parisiens ne pouvaient, quant à eux, se soustraire aux multiples obligations dues au pouvoir royal ou à la prévôté.


Il nous paraît d’évidence que les francs-maçons d’au­jourd’hui doivent leur nom à ces maçons et tailleurs de pierre « francs » – donc libres – plutôt qu’à cette appellation donnée jadis, outre-Manche, aux « Free stone Masons » – des ou­vriers faisant usage d’une pierre tendre dite free stone.


S’il n’existe pas de document relatif à l’organisation de la loge médiévale, l’histoire maçonnique n’est pas sans infor­mation quant à celle des confréries de maçons et de tailleurs de pierre. On cite, comme il se doit, le Livre des mestiers, établi en 1268 par Étienne Boileau, prévôt de Paris – contenant les statuts et règlements de plus d’une centaine de corporations. 


Le 48ème statut concernait les maçons, tail­leurs de pierre, plâtriers et mortelliers ; on y relevait notamment : 


« Les maçons, les mortelliers, les plâtriers peuvent avoir tant aides et vallets à leur mestier comme il leur plaît, peu tant qu’ils ne montrent à nul de eux nul point de leur métier. » 


Le Livre des Métiers fixait encore les formalités d’admission, les conditions d’ap­pren­tissage, les modalités de la maî­trise ainsi que les privilèges reconnus à chaque métier.


Les statuts de Ratisbonne

Plus intéressants pour nous sont les premiers statuts des maîtres maçons et tailleurs de pierre (Steinmetzen), réunis en avril 1459 à Ratisbonne. Statuts qui, comprenant quarante quatre articles principaux et vingt-deux d’annexes, de­­vaient fixer de façon formelle et définitive les rè­glements propres à régir le fonctionnement de l’institution et les prérogatives ou contraintes de ses membres, que ceux-ci fussent maîtres, compagnons ou apprentis. 


Rien n’y était laissé au ha­sard : les heures de travail, les salaires, la responsabilité du maître, la moralité du compagnon, etc.

 

Il est à remarquer que les Statuts de Ratis­bonne, appli­cables dans toutes les loges (hütten) de Spire, Strasbourg et Ratis­bonne, présentent de nombreuses analogies avec les Old Charges anglais – ou écossais – dont ils ne font, toutefois, pas par­tie. Comme ceux-ci, ils veulent être à la fois un Code du travail et un Code de moralité. 


Ainsi y lit-on :


• Aucun entrepreneur ou maître ne doit vivre ou­ver­tement en con­cubinage. S’il ne s’en abstient pas, aucun com­pagnon ni tail­leur de pierre ne doit rester dans son chantier, ni avoir rien de com­mun avec lui. 


• On ne doit pas accepter dans la corporation de maître ou d’entrepreneur qui n’a pas communié dans l’année, ou qui ne pratique pas, ou qui gaspille son avoir au jeu. 


• Le ou les maîtres qui entreprennent des travaux ne doivent prendre à louage que ceux qui sont compétents.


• Le maître ne doit engager au­cun compagnon qui mène une existence dissolue, ou qui vit avec une concubine, ou qui ne se confesse pas une fois l’an.


• Aucun maître ou entrepreneur ne doit engager un ap­prenti qui ne soit pas marié. Et il y a lieu de lui demander si ses père et mère sont mariés.

 

• Si un apprenti se con­duit mal au point de vue sen­timental et en dehors du ma­riage, il doit perdre le bénéfice de ses années d’apprentissage… 


Les maçons et tailleurs de pierre de Ratisbonne décidèrent encore, dans le cadre de leur assemblée, de nommer Jobst Dotzinger, maître d’œuvre de la ca­thé­dra­le – dont la cons­truction devait durer deux siècles –, président et juge.


En 1563 fut établi un Livre des Frères, comportant les or­donnances et articles de la « Fraternité » des tailleurs de pierre – « révisés à la Mère-Loge de Strasbourg, le jour de la Saint-Mi­chel. »


Quelques décennies plus tard, il n’était toutefois plus ques­tion, à Ratisbonne, à Strasbourg ou ailleurs, de confrérie ou de fraternité de maçons ou de tailleurs de pierre. Le temps des grandes constructions et des franchises était révolu ; sur le continent du moins, car la tradition opérative du métier devait se perpétuer, contre toute attente, sur l’autre berge de la Man­che : dans le royaume catholique d’Écosse aussi bien que dans le celui, réformé, d’Angleterre.


Une anecdote, sans aucun fondement historique, à propos de la Maçonnerie médiévale. 


Trois tailleurs de pierre exerçaient leur métier au pied d’une cathédrale en construction. Un visiteur du chantier leur demanda ce qu’ils faisaient.


– Je gagne ma vie, répondit le premier.

– Je taille une pierre, indiqua le second.

– Je construis une cathédrale, affirma le troisième, cons­cient de prendre une part active à une grande œuvre humaine aux dimensions divines. 


Celui-là était « franc-maçon ».


Etc, etc…

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© Guy Chassagnard 2023